Chers camarades,
Tout d’abord, je voudrai vous dire à quel point je suis heureuse d’être avec vous aujourd’hui à l’occasion du départ d’Anne. En effet, lorsqu’Anne a été élue secrétaire générale en 2006, ce fut pour moi un événement significatif.
Comme vous le savez, j’ai grandi dans une famille où on avait la culture syndicale chevillée au corps. Chez nous, le syndicat n’était pas vu seulement comme un instrument de lutte, c’était aussi l’endroit où l’on se retrouvait entre amis pour porter ensemble un projet, pour refuser la fatalité de l’existant et l’arrogance de l’argent, pour revendiquer plus d’égalité. C’est là que j’ai compris qu’on ne gagnait pas tous les combats mais que le simple fait que l’on se soit battu était déjà une victoire, car ce faisant, on forçait le patron à reconnaître que l’on était des hommes et non des instruments.
« Être enfin des hommes et non des instruments », cette belle formule n’est pas de moi, je l’ai retrouvée dans une chanson militante française et j’ai voulu la reprendre ici parce qu’elle illustre le sort de ceux qui doivent se battre pour exister vraiment et incarne ce qui est à mon sens le cœur du combat syndical. Je l’ai aussi reprise parce que le choix des mots nous interpellent...
Être des « hommes », est-ce vraiment une perspective dans laquelle l’humanité tout entière peut se retrouver ? Vous voyez sans doute où je veux en venir… Camarades, dans le syndicalisme que j’ai côtoyé en grandissant, il y a avait du courage, de la chaleur, de la générosité… mais cela manquait un peu de femmes. C’est pourquoi l’élection d’Anne fut pour moi un événement significatif. J’étais déjà vice-première ministre depuis quelques années mais me dire que le « grand chef » des métallos de Cockerill, c’était désormais une femme de ma génération, cela m’a semblé plus impressionnant.
Le sort a voulu qu’Anne assume cette responsabilité dans une période de crise sans précédent. En effet, un ramassis de financiers arrogants ont trouvé malin d’investir l’épargne du monde entier dans l’immobilier américain et, quand cette bulle spéculative a explosé, l’onde de choc a déstabilisé le système financier, plongé nos économies dans la récession et ravagé nos finances publiques.
Cette crise « libérale » -on me dit parfois que c’est mesquin de parler de crise libérale mais je ne comprends pas pourquoi, ce n’est quand même pas le socialisme qui a provoqué ce bordel et il faut pouvoir nommer les choses pour ce qu’elles sont- cette crise « libérale » donc et les conséquences qu’elle a eu sur les travailleurs ont été au cœur de l’action de la FGTB ces dernières années.
En effet, par un retournement dont la dynamique reste pour moi un mystère, les libéraux ont réussi partout en Europe à faire de cette crise -qu’ils avaient eux-mêmes provoqué- une formidable opportunité pour attaquer le modèle social européen. C’est d’ailleurs parce qu’elle avait compris l’importance de cette dynamique européenne pour les travailleurs belges qu’Anne s’est investi dans la coordination des syndicats à ce niveau et tenté d’organiser une réponse collective face à cette déferlante réactionnaire.
Dans ce contexte général de reculs sociaux au niveau européen, le patronat belge est aussi devenu plus agressif que jamais et il avait des soutiens de poids : la banque nationale glosait sur les effets pervers de l’indexation, l’OCDE et le FMI stigmatisaient les anachronismes du système de négociation belge, la commission européenne nous donnait injonction d’abandonner toutes ces « entraves » au marché…
Face à cette offensive en règle, il a fallu que les travailleurs se battent pour défendre notre modèle social et, en particulier, la liaison au bien-être des allocations sociales, l’indexation automatique des salaires et le maintien d’un cadre équilibré pour la négociation interprofessionnelle.
Ces victoires improbables, nous les avons obtenu parce que nous étions ensemble, le syndicat, le parti, la mutualité ainsi d’ailleurs que toutes les autres forces progressistes qui nous ont soutenu dans ces combats. Dans tous les pays où les représentations politiques et sociales des travailleurs se divisent, c’est la débandade mais lorsque nous sommes ensembles, nous restons une force formidable.
Camarades,
Rendre compte de ce qu’Anne a pu préserver hier, c’est aussi faire la liste de ce que nous pourrions perdre demain.
Le gouvernement qui se forme au fédéral est évidemment lourd de menaces pour les travailleurs. Le MR n’a pas réussi à prendre le leadership au niveau de l’électorat francophone mais il a contourné cette réalité démocratique en formant avec la droite flamande une majorité unijambiste et revancharde. Cette revanche, ils veulent la prendre sur les « rouges », ceux qui les empêchent depuis si longtemps de « moderniser » notre pays comme Thatcher a modernisé l’Angleterre et Reagan l’Amérique. Nous ne savons pas encore aujourd’hui jusqu’où ils veulent aller mais quand j’ai entendu cet été le discours à vomir du patron du Voka sur la pauvreté auto-entretenue, j’ai compris qu’ils feraient beaucoup de dégât si on les laissait faire.
Je crois d’ailleurs qu’ils nous espèrent un peu groggy et se disent qu’en manœuvrant bien, ils peuvent faire leur hold-up social avant même que les travailleurs ne s’en rendent compte. Le cas échéant, si la résistance s’organise, ils tenteront d’opposer les salariés et les fonctionnaires, les travailleurs actifs et les travailleurs sans emploi, les flamands et les francophones,… en divisant le monde du travail, ils chercheront à imposer le règne du chacun pour soi.
Face à cette stratégie de la division, serons-nous capable de faire front ? Pourrons-nous les bloquer ? Les forcer à reculer ? Je n’en sais rien mais ce que je sais, c’est que nous allons nous battre de toutes nos forces, camarades, et tout ce qu’ils prendront, ils devront nous l’arracher de hautes luttes. Avec Rudy De Leeuw et Marc Goblet -que je connais depuis plus de 20 ans-, vous avez d’ailleurs une équipe expérimentée qui est prête à affronter les tempêtes et mener avec détermination ces luttes. Je les sais capable de donner du fil à retordre à cette droite arrogante et antisociale.
Pour conclure cette intervention, je voudrai dire un mot particulier à Anne.
Après ces années de lutte, cette prise de distance serait normalement interprétée comme une forme de lassitude, devoir négocier au quotidien avec la FEB, ce n’est pas l’expérience humaine la plus agréable qui soit. Nous savons qu’en réalité, ce n’est pas l’agressivité du monde patronal mais la maladie qui t’ont amené à prendre cette décision et cette réalité c’est imposé à tous ceux qui se sont battu à tes côtés comme elle s’était imposé à toi auparavant.
Tu ne seras plus demain la secrétaire générale, mais il est un titre que tu n’as jamais cessé de porter et que tu porteras toujours, le titre dont tu es sans doute la plus fière et tu as raison, ce titre, c’est celui de militante.
C’est donc à cette militante que je veux dire ici : ce n’est qu’un début, continuons le combat !
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