Monsieur le président, monsieur le premier ministre, chers collègues, nous touchons le fond! L'Europe touche le fond! Mardi matin, au réveil, quand nous avons appris les grandes lignes de l'accord négocié entre la Turquie et les Vingt-huit, dont vous faites partie, monsieur le premier ministre, au nom de la Belgique, il n'y avait pour mon groupe que colère, incompréhension, tristesse et écœurement. Comment notre pays peut-il trahir à ce point les valeurs fondamentales qui nous ont poussés à toujours soutenir une idée ambitieuse de l'Europe, avec entre autres la solidarité? Comment un pays fondateur de l'idée européenne comme le nôtre peut-il aujourd'hui se draper dans une Europe forteresse, une Europe du marchandage? Comment une puissance comme l'Union européenne peut-elle se fermer à des centaines de milliers de personnes fuyant la guerre, l'atrocité, le terrorisme? Comment une puissance comme l'Union européenne peut-elle bafouer des droits protégés par des traités et conventions internationales?
On bétonne l'Europe forteresse. On cède devant la forteresse du populisme. Cette Europe peut-elle encore savoir ce qu'est la solidarité? Rappelez-vous: absence de solidarité à la hauteur des défis que la Grèce doit affronter, barbelés, murs et autres insultes à la liberté de circulation dans certains États membres sans aucune sanction. Lundi, on espérait le sursaut européen. On espérait le souffle d'une solution partagée entre États membres. Le réveil est dur. C'est la gueule de bois! L'Europe a délocalisé et marchandé le défi de l'accueil des personnes les plus vulnérables, alors que la solution aurait dû être supportée par tous les États membres. Tous auraient dû prendre leurs responsabilités. On a tout simplement reporté vers l'extérieur nos obligations, en les monnayant de surcroît. Vous promettez à la Turquie six milliards d'euros, une accélération de l'adhésion et des facilités de visa. Est-ce cela le prix de vente des réfugiés, monsieur le premier ministre? Il est vrai que nous devons négocier avec la Turquie mais en respectant le droit international. C'est crucial de négocier avec la Turquie mais ici, ce n'est pas de la coopération mais bien du marchandage, monsieur le premier ministre. Je vous rappelle que, la semaine passée, un groupe de presse turc était muselé et placé sous le contrôle de l'État. La Turquie massacre des Kurdes syriens qui se battent contre Daech, et vous entendez accélérer l'adhésion de la Turquie!
Monsieur le premier ministre, ma première question est l'expression de la honte que je ressens. Comment avez-vous osé le troc entre un Syrien et un Syrien? Un Syrien refoulé de Grèce et un Syrien de Turquie qui, lui, est à relocaliser. Que dire des Afghans, des Libyens? Où en sont-ils? Est-on vraiment face à un accord ferme et définitif? Vous avez négocié. Vous êtes parmi les Vingt-huit? Ou est-ce une demande, comme le répète votre ministre des Affaires étrangères?
On "outsource" la gestion de l'asile à la Turquie. Comment l'expliquez-vous? Ne valait-il pas mieux chercher des solutions intra-européennes en respectant et préservant Schengen? Par ailleurs, allons-nous respecter nos obligations internationales?
Réponse de Charles Michel
Je partage votre sentiment désagréable. L'enjeu est délicat.
Cette réunion s'est tenue alors que la veille, une nouvelle proposition a été exprimée par la partie turque et probablement discutée avec l'Allemagne et les Pays-Bas. Cela a créé un effet de surprise déplaisant.
La nouvelle proposition de la Turquie suit la logique de réadmission, d'une part, et de réinstallation au cas par cas, d'autre part. Cette position est en effet perçue comme une stratégie visant à présenter une facture à l'Europe sous la forme d'aspects très délicats tels que la demande de la Turquie en faveur d'une accélération de l'exemption de visas.
La position du gouvernement est claire. Le débat sur le visa est une question technique, pas une affaire politique. Le Parlement turc doit voter plus de neuf textes parlementaires pour que la Turquie rentre dans les conditions. Nous n'accepterons rien en matière de visa sans règles claires concernant la réadmission et la politique de retour.
L'accord des institutions européennes sur le processus d'adhésion remonte à 2005. En 2005, une négociation de principe a été ouverte sur le processus d'adhésion. Les Turcs utilisent ce momentum pour élargir l'ouverture de chapitres dans la négociation J'ai déjà eu l'occasion de dire qu'engager le dialogue sur le processus d'adhésion ne signifie pas pour autant que la Turquie remplit les conditions fixées. Il n'y a pas d'obligation de résultat. Je suis sceptique quant à la capacité de la Turquie à entrer dans l'Union européenne!
Les 3 milliards d'euros exigés par la Turquie ont peut-être l'apparence d'un chantage, mais il ne s'agit nullement d'un chèque en blanc. Cet argent est destiné à l'amélioration de l'accueil des réfugiés dans des camps en Turquie ou dans des zones plus sûres autour de la Turquie.
La politique de retour de la Grèce en Turquie et la réinstallation ("resettlement") soulèvent des questions sur le plan juridique. Les traités internationaux et la Convention de Genève doivent en tout état de cause être respectés
Un mandat a été confié à Donald Tusk pour clarifier ces dispositions. Il reste un travail gigantesque avant le Sommet de la prochaine semaine.
Le projet européen souffre depuis plusieurs années des crises successives. L'élargissement a été mis en œuvre de bonne foi par ses artisans, mais sans avoir suffisamment approfondi, nous nous créons en réalité des difficultés.
Sommet européen après sommet européen, on constate qu'il existe au sein du Conseil européen une divergence d'opinion fondamentale entre les pays qui ne souhaitent pas faire montre de solidarité au sein du projet européen et ceux qui, à l'instar de la Belgique, optent avec volontarisme pour le renforcement de ce projet européen.
Le défi des réfugiés est un enjeu pour la construction du projet européen. Nous devons nous mobiliser pour concrétiser une Europe à plusieurs vitesses et sortir de cette logique de crise et de grisaille.
Réplique d'Eric Massin
Monsieur le premier ministre, je vous remercie pour vos réponses mais je crois malheureusement que cela ne change pas grand-chose. Vous dites que l'Europe souffre. Oui, nous le savons. Tout le monde fait part des inquiétudes vis-à-vis de la Turquie. Nous avons ces inquiétudes. Mais nous ne sommes pas là pour faire le procès de la Turquie. Le plus important, malheureusement pour vous, c'est un peu le procès du manque de rappel à vos collègues de l'esprit européen, de la solidarité. Vous vous retranchez derrière des explications techniques, alors que le problème est politique. De fait, comment met-on en place la solidarité au niveau de l'Europe dans le cadre de Schengen, sans rétablir les frontières, pour accueillir des gens qui craignent pour leur vie, et ce à cause de guerres qui sont à nos portes? J'ai honte pour vous. J'ai honte pour nous, monsieur le premier ministre.